1. Découverte du Topeng

Après plusieurs voyages en Indonésie et une rencontre extraordinaire avec les masques indonésiens, Stanislas Dorange s'est pris de passion pour cet objet de la culture populaire sur le point de disparaître.

Cette rencontre l'a amené à parcourir l'île de Java en train, passant de villages en villes, à la recherche de sculpteurs et d'anciens artistes danseurs, pour mieux comprendre cette tradition du théâtre-dansé masqué.

Ont suivi Bali, Madura, Lombok, toutes ces îles qui lui ont révélé, une à une, leurs spécificités culturelles et artistiques issues de racines religieuses communes.
Un monde d'esprits et de forces mettant souvent en scène la dualité entre le bien et le mal, mais où bouffonneries et satires occupent également une place importante.


Ce monde incarné par de nombreuses familles de masques colorés, mérite d'être mieux connu et exposé à la face du monde.

En effet, si le Topeng (mot indonésien pour masque) reste encore peu connu en occident, sa puissance et son raffinement sont souvent comparés, dans les préfaces des livres spécialisés, à ceux du masque du théâtre No japonais, considéré à ce jour comme la référence dans ce domaine.

C'est peut être pour cela que certains Rajahs javanais et balinais collectionnent les Topengs depuis des générations.


2. Le rôle et les spécificités du Topeng

Le Topeng tient une place très importante en  Indonésie. À Bali, par exemple, il est utilisé pour rythmer la vie sociale :

-lors de cérémonies religieuses au temple (où il est exposé et " nourri " sur l'autel) ou de représentations théâtrales,
- lors de processions villageoises pour bénir les maisons et favoriser les récoltes,
-lors de mariages et naissances,
-pour prévenir les épidémies, ou par simple divertissement.


Les Topengs conservés dans les temples et utilisés pour les processions. Considérés comme puissants et parfois même dangereux, ont le droit à un traitement de faveur. Des prières sont récitées avant de les sortir, avec le plus grand soin, de leurs étuis en osier. Ils sont régulièrement nourris d'offrandes diverses, que ce soit pour garder leurs faveurs protectrices (comme par exemple pour Barong Ket), ou au contraire pour éviter leur colère (comme par exemple pour Dewi Durga), ou encore pour qu'ils se rendorment (comme par exemple pour Kumbakarna qui se réveille périodiquement affamé).

Les Topengs utilisés au théâtre, quant à eux, ne prennent leur importance que lorsqu'ils sont portés par l'acteur. On notera toutefois que les masques des personnages principaux (comme par exemple Rama ou Sita) ou religieux (comme par exemple Sidakaria ou Pedanda) sont préparés pour le théâtre selon des rites similaires (prières et offrandes).

Il est important de noter qu'on ne peut séparer la danse du chant ou du théâtre, comme nous le faisons en Europe. En Indonésie, la scène artistique est un savant mélange de ces trois expressions artistiques.

Nous observons qu'il existe 3 formes principales de masques :

-Ceux qui couvrent entièrement le visage, les demi-masques (qui permettent à l'acteur de parler) et enfin les mini-masques (utilisés spécifiquement pour certains personnages de clowns).

Si chaque Topeng se caractérise en premier lieu par les traits du personnage qu'il incarne, il porte également le style de la région où il a été sculpté.
Malang, Cirebon, Yogyakarta, Madura, Gianyar, chaque région a sa marque de fabrique : Coiffes sculptées et fleuries maduraises, petits cils peints sous la fente des yeux des masques de Cirebon, couronne sekartji des Topengs balinais, long nez en pointe de certains masques javanais.

La diversité des masques est à la hauteur de la diversité des scènes artistiques indonésiennes.
Les traits d'un masque ont autant de valeur que sa couleur dans la codification de son rôle et donnent souvent de précieuses informations sur son caractère (on a pu voir parfois certains masques repeints d'une couleur différente de l'originale pour le besoin d'une pièce).

A cela s'ajoute, bien évidement, la touche personnelle de chaque sculpteur : s'il reste encore aujourd'hui quelques grandes familles de sculpteurs de père en fils, cet art artisanal a malheureusement vocation à disparaître.


3. Les grandes familles de masque du théâtre indonésien

Il existe 6 familles principales de masques couramment utilisés sur la scène théâtrale indonésienne : les héros, les serviteurs, les esprits, les Barongs, les animaux et enfin les Bondres.

Les héros du théâtre indonésien sont souvent des personnages (humains) de haut rang ou des prêtres, au cœur pur et généreux, dont l'histoire est la trame centrale de la pièce.
Ils sont accompagnés de leurs fidèles serviteurs qui assurent le rôle de narrateur auprès du public.
Viennent ensuite deux familles de masques très puissantes : les esprits et les Barongs. Les premiers, maléfiques, quand ils ne s'attaquent pas au héros principal de l'histoire, affrontent les seconds, gardiens et protecteurs du bien, dans un combat décisif.


Les animaux quant à eux peuvent avoir des rôles et importances très divers : de la grenouille (kodok) au simple singe rieur faisant tourner en bourrique les autres personnages, jusqu'au grand Hanuman, et en passant par Garuda, oiseau mythique du Ramayana.
Enfin les Bondres, bouffons et caricatures des gens du peuple, divertissent généralement l'auditoire entre deux scènes, bien que certaines pièces comiques leur soient entièrement dédiées.

Ces personnages, spécifiques de la culture indonésienne, présentent toutefois de nombreuses similitudes avec ceux d'autres formes de théâtre masqué asiatiques ou même européennes.

Les Bondres ont par exemple un rôle et des caractéristiques grotesques très proches des masques de bouffons de la commedia dell'Arte, et les Barong une fonction similaire aux masques de processions tibétains ainsi qu'à ceux du théâtre d'exorcisme Chinois Nuo.

Les masques de héros balinais présentent quant à eux un rôle et des traits raffinés proches de ceux du théâtre japonais No, alors que certains masques de lombok montrent de grandes similitudes avec ceux du théâtre Bugaku (ancêtre du théâtre No). Par leur fonction de masques guérisseurs, certains masques indonésiens rappellent enfin fortement ceux utilisés au Sri Lanka.


4. Les théâtres

Si elles n'ont pas totalement disparues, différentes formes de théatres dansés et masqués sont en perpétuelle évolution.
Vous trouverez ci-dessous, dans l'ordre chronologique, les principales formes de théâtre masqué indonésien, dont certaines se jouent encore, dans l'archipel indonésien.

- Le Gambuh

Ce théâtre pratiqué dans les cours royales indonésiennes pendant des décennies est le précurseur du théâtre masqué balinais.

En effet en l'an mille, une troupe de danseurs et d'artistes, accompagnant une princesse javanaise en visite à la cours balinaise, offrit un spectacle si merveilleux au roi, qu'il décida de développer un art similaire sur son île, art aujourd'hui connu sous le nom de Gambuh.

Ce théâtre est reconnu comme le plus somptueux de l'histoire balinaise de part l'extrême codification de sa danse et la virtuosité de l'accompagnement musical joué par le Gamelan.

Les thèmes principaux du Gambuh sont issus des légendes et contes javanais retraçant par exemple la chronique de Panji.

- Les danses Barong

Il existe une multitude de danses Barong différentes et chacune évolue avec le temps, allant parfois jusqu'à disparaître ou à former un autre type de théâtre.

Le Calonarang est, par exemple, une danse barong découlant du Gambuh.

Il existe plusieurs versions du Calonarang, mais le thème principal reste toujours le combat et l'équilibre entre le bien et le mal.

L'une de ces versions raconte que Calonarang était une sorcière souhaitant marier sa fille Ratna Menggali au bon roi Erlangga. Cette sorcière, devant le mécontentement du peuple découvrant l'imminence de cette union néfaste, entra dans une colère noire et se transforma en Rangda, déesse du mal. Elle fit alors s'abattre épidémies et sécheresse sur l'île du roi Erlangga. Les soldats et les villageois essayèrent de la combattre, mais elle leur jeta un sort qui les fit retourner leurs kriss contre eux même. Le Barong intervint alors, et lui seul parvint à la repousser, mais pour un temps seulement...

Les représentations du Calonarang avaient autrefois valeur d'exorcisme et avaient donc souvent lieu lors des périodes de famine ou d'épidémie.

Il existe d'autres formes de danses Barong qui sont aujourd'hui généralement mises en scène lors de processions, au sein d'un village, ou passant de villages en villages.

La fonction actuelle de ces processions ponctuant le calendrier balinais est de protéger et bénir les habitants et leurs futures récoltes, de prévenir les maladies, mais aussi de célébrer les unions ou les naissances. Les danses Barong ont une grande importance religieuse et spirituelle.

Aujourd'hui, elles sont aussi jouées comme spectacle de divertissement pour les touristes amateurs.

On citera comme autres exemples de danse barong:

- Barong Ngelaway, qui met en scène Barong Ket ;
- Barong Landang, danse des marionnettes géantes Jero Gede et Jero Luh ;
- Barong Bangkal, représenté généralement lors des fêtes du nouvel an ;
- Barong Kedingkling, ancêtre du Wayang Wong.

 

- Wayang Wong

Le Wayang Wong était à l'origine joué par une troupe d'une quarantaine d'acteurs-danseurs et retraçait le combat final du Ramayana.

La moitié de la troupe jouait le rôle de l'armée des singes de Rama, combattant l'autre moitié, guerriers féroces dévoués à Ravana. Cette mise en scène était connue sous le nom de Barong Kedinkling.

Ce théâtre dansé vît apparaître, sous la volonté de la famille royale de l'époque,  d'autres personnages masqués du Ramayana comme Rama, Sita, Laksmana, Ravana, Kumbakarana, et de nouveaux épisodes du Ramayana furent mis en scène.

Le Wayang Wong, de Wayang “ombre” et Wong “homme”, aux codes directement inspirés du Wayang Kulit (théâtre d'ombre de marionnette), était né.

 

- Topeng


Le Topeng, qui signifie “pressé contre le visage” et par extension “masque”, est aussi le nom donné au théâtre dansé commémorant les grands faits historiques des rois, prêtres et héros des croyances populaires, et inspiré de la littérature du Babad (manuscrit ancien).

Tout en dressant un portait critique et en constante évolution de la société balinaise, le Topeng perpétue la mémoire et la morale populaire balinaise.
Il en existe plusieurs formes:


- Le Topeng Pajegan, la plus ancienne forme de Topeng, est joué par un seul acteur-danseur qui incarne à tour de rôle plusieurs personnages en changeant de masque. L'un des personnages les plus important de ce théâtre est  Sida Karya.

- Le Topeng Panca, dérivé du Topeng Pajegan, est quant à lui joué par 5 acteurs-danseurs.

- Le Topeng Prembon est un mélange de théâtre et de danse féminine (comme par exemple l'Arja) ; certains acteurs-danseurs sont donc masqués et d'autres non.

- Le Topeng Bondres est un théâtre purement comique mettant en scène des personnages caricaturaux ; souvent improvisé, c'est une forme récente du théâtre Topeng.

- Le Topeng Babakan, javanais, explore les épisodes de la chronique de Panji.

 

5. La fabrication du masque à Bali

La fabrication d'un masque est un art qui s'enseigne généralement de père en fils. Avant de pouvoir façonner un masque, l'apprentissage des cérémonies purificatrices et la compréhension des rites liés à l'aspect sacré de leur fabrication est obligatoire.

Les masques sont généralement taillés dans du bois de “pule”. Pour cela, une première série d'offrandes est faite à la forêt et à l'arbre lui-même avant sa coupe et deux autres sont encore nécessaires avant de commencer le travail du bois.

La première au Bhatara Surya, dieu du soleil, afin qu'il soit témoin du travail du sculpteur, et la seconde pour Taksu, esprit de l'inspiration et du talent.

Une fois le bois coupé, il est emmené au temple et traditionnellement travaillé sur place ou chez l'artisan lui-même. Le bois de “pule” est un bois solide et peu nervuré dont la couleur blanchâtre facilite sa coloration .

L'artisan travaille le bloc de bois au sol entre ses pieds. Plusieurs instruments sont nécessaires aux différentes étapes de façonnage.Le travail commence à la hachette, afin de dégrossir le bloc. La première difficulté est alors de réaliser un taillage symétrique, garant d'un masque de qualité.

Plus le travail avance, plus les instruments de coupe sont fins. Les finitions s'exécutent au couteau : il est utilisé pour tailler les précieux détails du visage qui donneront au masque tout son caractère (rides, yeux, nez …). Le dos du masque quant à lui est creusé au couteau incurvé.

Un ponçage de plusieurs heures est alors nécessaire afin d'obtenir une expression du masque la plus pure possible et de manière à ce qu'il soit agréable à porter pour le danseur une fois le masque terminé.

Arrive ensuite le processus de coloration, qui varie selon l'importance du personnage. La peinture utilisée est traditionnellement d'origine végétale ou organique, de même que le liant.

On utilise par exemple du charbon pour le noir, des ossements d'animaux réduits en poudre puis bouillis pour le blanc, de la craie pour le jaune et le rouge est importé de Chine. Les autres couleurs sont obtenues par mélange de pigments basiques.

Mais aujourd'hui, certains colorants naturels étant quasiment introuvables, ils sont remplacés par de la peinture moderne. Ainsi, la couleur “orangé” du Barong Ket est aujourd'hui remplacée par un rouge plus vif.

La dernière étape est l'ajout (si nécessaire au personnage) de moustache, sourcils, cheveux et d'ornements, une fois encore d'origine animale ou végétale : nacre, poils de chèvre, de renard ou de singe, cheveux humains, pierres, etc...

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